Nous arrivons gentiment sur l'été mais les matinées restent parfois un peu fraîches. Notre réveil sonne à 4h, il irrite nos nerfs et nous fait sentir que la nuit a été bien trop courte. Mais une fois debout, la contemplation du ciel qui s'éclaircit, laissant ressortir les ombres encore noires des arbres, nous rappelle à quel point ce spectacle est magique, précieux et nous nous en délectons.
La marche n'est pas longue pour notre affût, nous traversons deux prairies avant de nous enfoncer dans la forêt, respirant les effluves des sapins. Nous ne cacherons pas la réalité : lors de nos affûts, l'attente est longue. Ceux ayant déjà pratiqué cet art le savent : nous développons certes nos sens, ce qui nous rend bien plus attentifs et témoins de petits miracles, mais la patience est mise à rude épreuve. Lorsque le sujet recherché est un cerf ou un chamois, nous pouvons nous permettre d'être distrait pendant quelques minutes, lire un ouvrage tout en surveillant de temps en temps aux alentours. Mais avec le loup, nous ne pouvons pas procéder ainsi. En effet, son passage sur la prairie peut être très rapide, fugace donc il nous est demandé une attention de tous les instants, un "check" de tout le périmètre, toutes les 1-2 minutes, durant des heures. La couleur de son pelage se fond parfaitement avec le décor, sa rapidité et son allure légère lui permettent d'être rapidement à couvert. Nous observons aussi les réactions des ongulés et cervidés, suivant leurs regards lorsqu'ils se figent.
Parfois, nous ne voyons rien pendant des heures et, d'autres fois, nous n'avons pas le temps de nous installer que la faune nous surprend, s'invite sans s'être annoncée. Comme ce matin là où, à 5h15, à peine nos sacs posés déposés au pied de l'affût, nous voyons trois daguets (1) arriver droit sur nous, sans nous voir. Comme nous étions à bon vent (2), nous sommes restés immobiles et ils ont mangé à 6m de nous pendant de longues minutes. Ils ne nous ont jamais vu, ce sont des instants magiques, un vrai partage de l'intimité de la faune sauvage.
Puis nos yeux se posent plus loin, hors de portée de notre objectif : les chamois jouent, les jeunes faisant des cabrioles, des bonds de joie et courant comme des fous. 4-5 biches sortent doucement de la forêt afin de venir se sustenter avant l'arrivée des grosses chaleurs. Un petit conflit entre un jeune daguet d'une année et une biche nous fait sourire, encore une fois Madame a eu le dessus, l'adolescent a été remis à sa place. Nombre d'espèces d'oiseaux foisonnent dans le coin : merle à plastron, accenteur alpin, tétras-lyre, mésanges huppées, rouges-queue ou encore quelques pics qui martèlent les troncs frénétiquement. Leur chant envahit nos oreilles, surtout celui d'un tétras qui ne doit pas se trouver loin de notre position mais se cache obstinément derrière un bosquet de sapins et refusera de se montrer. Le soleil fait son apparition, nous permettant enfin de nous réchauffer, l'humidité de l'orage des nuits précédentes nous envahissant aux premières lueurs du jour.
L'arrivée du soleil coïncide avec celle de nos copines les marmottes, qui égaient nos journées par leurs mimiques, leurs jeux et leurs déplacements toujours drôles. D'un coup, l'alerte est donnée : un cri strident, à moins de 6 mètres de nous, retentit, nous prenant par surprise. Une menace approche mais après examen de tout le périmètre, la guetteuse se ravise : le danger n'est, finalement, pas si présent.
Des piaillements continus attirent notre attention. Un bal de rouge-queue a lieu et nous remarquons un juvénile sur un cailloux. Nous le prenons dans l'objectif et attendons patiemment qu'un de ses parents s'en approche. Le miracle se produit : l'échange en coup de vent d'une mouche entre le bec du parent et celui du jeune. Ca y est, la photo est dans la boîte.
Lors de notre retour en fin de matinée, nous aurons encore la chance de croiser une biche avec son faon, couchés dans un bosquet, et d'observer leur communication. La tendresse d'une maman pour son bébé, lui léchant délicatement le museau et l'accueillant au creux de son flanc pour une sieste bienvenue. Ces moments sont riches et nous en apprennent tellement sur la faune, les espèces, les interactions intra et inter espèces. Certes le loup n'est pas au rendez-vous, nous avons pleinement conscience que les rencontres ne seront pas fréquentes. Nous savions pertinnement que ce que nous recherchons ne se trouve pas en un claquement de doigt. Mais nos observations de l'intimité de la faune, les découvertes de la flore nous font oublier les éventuelles frustrations que nous pourrions ressentir. Nous nous sentons privilégiés et reconnaissants d'être témoin de la magie de la nature !
En fin d'après-midi, après l'aventure des relevés de pièges dont nous vous parlerons dans un article à part, nous repartons pour une nouvelle cession d'affût. Nous préférons alors un lieu plus discret et intimiste. Nous avons la chance de croiser un magnifique cerf en velours (3), qui nous offre une vision magique, portant ses bois avec majestuosité. Le roi de la forêt laisse alors sa place à une harde de biches puisqu'à cette époque, mâles et femelles vivent séparément.
Parmi elles se trouvent des jeunes daguets d'1 année, ils sont nés en mai 2022 et leurs premières dagues (4) en velours commencent à pousser. Les biches broutent, se couchent, se relèvent, se déplacent, se recouchent et communiquent au travers de mimiques et postures. Une biche remet son jeune en place, ce qui donne lieu à un face à face de défi, têtes jetées en arrière puis à une posture verticale, tous deux debout sur leurs pattes arrières. Le sifflement d'une marmotte à proximité immédiate donne l'alerte, la subadulte que nous avons appelé "Ella" est dans le coin selon notre monitoring, les proies sont en alerte. Les biches préfèrent rentrer dans le forêt, à couvert. La marmotte, quant à elle, continuera de siffler un moment puis se recouchera nonchalamment sur son rocher jusqu'au coucher du soleil.
La longue journée, entamée à 4h, se termine aux alentours de 21h30. Nous rentrons chaque jour avec la tête remplie de souvenirs et déjà en réflexion sur la position stratégique à adopter pour le lendemain, en espérant croiser Arsène, Lupine ou encore Ella. Demain est un autre jour...
Dictionnaire
(1) Daguet : jeune cerf mâle de moins de deux ans (portant sa première ramure).
(2) Être à bon vent : avoir le vent n'allant pas dans la direction de l'animal, ce qui lui amènerait notre odeur et le ferait fuir.
(3) Cerf en velours : entre février et avril, les cerfs perdent leurs bois. Lorsqu'ils repoussent, ils sont alors couverts d'une fine peau qui a l'apparence du velours. Les bois poussent d'environ 1 cm par jour, ce qui nécessite que les cerfs mangent beaucoup de minéraux. La repousse met entre 90 et 140 jours et, au milieu de l'été, les cerfs se frotteront frénétiquement aux arbres pour enlever ce fameux velours.
(4) Dagues : les premiers bois du cerf mâle sont longs et effilés, on appelle cela des dagues (et le jeune cerf est ainsi appelé "daguet" pour y faire allusion).
Article : TT - Mission Loup
Photos : Mission Loup (non libres de droit)