Le but de notre étude est non seulement de mieux comprendre le fonctionnement du loup, de la meute que nous suivons et ce sous différents aspects. Cependant, les relations inter espèces (1), entre le prédateur et ses proies, sont extrêmement intéressantes et fournissent également des informations très précieuses. Elles ne sont de loin pas faciles à observer car elles nécessitent déjà d'être au bon moment au bon endroit (que ce soit à proximité ou via des jumelles/longue-vue ou thermique) mais aussi car il est nécessaire que la durée d'observation dépasse les quelques secondes que dure, bien souvent, le passage d'un loup dans la réalité.
Cette nuit là, nous avions choisi un pâturage bien fréquenté par les espèces proies, notamment les cervidés. Nous savions que la meute se trouvait à proximité, grâce aux données monitoring. En allumant notre vision thermique, nous avons découvert entre 25 et 30 biches et faons, accompagnés de un ou deux mâles, paissant tranquillement. L'observation se basait donc sur le comportement des cervidés, leurs activités, leur état de vigilance, à l'approche d'un moment important qu'est la période de reproduction. Rien à signaler au niveau sonore, pas de brame, c'est encore beaucoup trop tôt. Les esprits chauffent déjà un peu entre deux jeunes mâles, qui frottent leurs bois mais plus pour jouer, se jauger que dans une intention de combattre. Les hormones sont encore au repos, tout ce petit monde est tranquille, seuls un ou deux cris de faons cherchant leur mère se font parfois entendre.
Nous maintenons l'obervation sur ce périmètre, alternant par moment avec la zone dans sa globalité. Nous effectuons un comptage : 32 cervidés sont visibles sur la zone sur laquelle nous focalisons notre attention. C'est un effectif assez élevé, d'habitude les hardes de biches sont plus fragmentées mais nous ne sommes pas autrement surpris.
Nous visons un des mâles se trouvant au milieu de la zone, nous ne voyons pas ses bois au vu de la distance (30-40m) mais nous devinons un gabarit déjà bien impressionnant. A cet instant, nous voyons, sur la droite, partir un mouvement de panique, LE mouvement de panique. Comme un effet domino, les cerfs se mettent tous à courir, de manière effrénée et partent...droit sur nous ! Un vacarme indescriptible, au moins 25 cerfs courent, c'est impressionnant. Et, d'un coup, nous voyons surgir la raison de toute cette agitation : une louve, en solo, arrive tranquillement sur le pâturage, nonchalemment. Elle trottine, s'arrête et se met à se rouler frénétiquement au sol, les quattre pattes en l'air. Une fois levée, elle se secoue énergiquement et continue sa balade, passant derrière une colline, hors de notre vue. Cette louve, probablement une subadulte au vu des caméras de monitoring relevées le lendemain, n'a pas lancé d'attaque, elle est simplement arrivée et a provoqué un véritable raz-de-marée chez ses proies. Cette scène impressionnante nous ravit mais nous réalisons que les cerfs nous arrivent droit dessus, sans que nous puissions les voir, les repérer car nous suivons la louve avec la vision thermique. Nous les sentons extrêmement proches et, une fois la louve disparue, nous pointons la thermique à notre droite. Une dizaine de biches passent à moins de 10 mètres de nous, en courant. Et sur notre gauche, un mâle débarque, lui aussi à moins de 10 mètres, s'arrête et nous regarde fixement, avant de continuer plus tranquillement son chemin.
Nous avons vu réapparaître la louve une trentaine de mètres plus bas, quelques secondes, puis elle s'est glissée dans la forêt et a disparu, comme elle était arrivée, l'air de rien. Tous les cerfs sont partis sur un pâturage au-dessus de notre position, à l'exception d'une petite harde de quelques biches qui, à l'arrivée du loup, se trouvait sur une zone surelevée. Ces dernières ont alors pris la décision de ne pas bouger, au vu de la direction que prenait le prédateur, une manière de ne pas attirer l'attention sur elles. En effet, comme plusieurs congénères étaient déjà sur le tracé du loup, cela leur garantissait une certaine tranquillité, grâce à la distance de sécurité entre elles et le danger. Le loup avait donc l'embarras du choix avec d'autres biches, bien plus proche et se trouvant sur son chemin.
Il est extrêmement intéressant de pouvoir assister à des interactions entre le loup et ses proies. Cela nous permet de mieux comprendre le comportement du prédateur mais aussi les "techniques" mises en place par les proies. Sur une harde ainsi répartie, il y a des individus qui resteront en "status quo", éloignés de l'action et ne se sachant pas visés au vu la direction prise par le prédateur. Et d'autres qui, se trouvant dans la ligne de mire de ce dernier, à une distance plus faible, choisiront sans détour la fuite, pour sauver leur vie. Nous pouvons penser que, comme dans l'humain dans pareilles circonstances, chaque individu espère ne pas être celui visé par le prédateur, l'effet de groupe donne, dans ce sens là, plus de chances de survie.
Nous le savons désormais : les proies apprennent à connaître le prédateur, au travers de l'expérience et des observations. Ce savoir est transmis aux générations suivantes, que ce soit génétiquement ou épigénétiquement (2). Elles arrivent donc à repérer, au travers du comportement du loup et de la situation, les moments où les risques d'attaque sont élevés et ceux où elles peuvent tempérer, tout en gardant un état de vigilance élevé. Souvent, elles sont plus réactives dans deux circonstances données : si la distance "de sécurité" (3) avec le prédateur est inférieure à la normale (surprise, tentative de prédation) ou lorsqu'elles le savent en chasse (aube, nuit, aurore principalement).
La louve a joué les troubles-fête ce soir là mais aucun cerf n'a été pris pour cible. A voir l'heure, elle venait certainement d'entamer "sa tournée nocturne", ne se sentant probablement pas en vaine face à une telle situation, en petite minorité et en ayant possiblement, hors champ, manqué une possible cible.
Dictionnaire
(1) Inter espèces : tout ce qui se passe entre deux espèces différentes (dans le cas présent, entre le loup et des cervidésprédateur et ses proies)
(2) Épigénétique : tout ce qui est appris au travers de l'éducation, des apprentissages mais aussi des expériences vécues par un individu, de sa naissance à sa mort.
(3) Distance de sécurité : se dit de la distance acceptée par un animal entre lui et le danger. La rupture de cette distance va provoquer une réaction instinctive.
Article : TT - Mission Loup
Photo : Fabien Bruggmann